Le Louvre et Orsay, résolument CONTEMPORAINS

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 04.12.04

« NE VOUS INQUIÉTEZ PAS, il est puni ! », plaisantent les gardiens en désignant le garçonnet en culottes rouges juché à plusieurs mètres du sol, sur une corniche du Musée du Louvre. Toute la journée, il bat du tambour, et affole les passants. « Où sont les parents ? », murmure, inquiet, un couple d'Anglais. « Trop cool ! », s'exclame un jeune Américain qui jouerait bien, lui aussi, à l'acrobate. Les plus soucieux réclament de l'aide aux agents de sécurité du Louvre. Assis entre les statues de Mansart et Poussin, le môme bat la mesure, imperturbable et mécanique. Le seul souci des gardiens est d'ordre mélodique : « Il nous casse les oreilles toute la journée, se plaint l'un d'eux, et il ne change même pas de rythme ! »

Cet automate, oeuvre de l'artiste italien Maurizio Cattelan, est la partie la plus visible d'un démon qui a saisi les responsables du Musée du Louvre, mais aussi d'Orsay : exposer dans leurs lieux vénérables dédiés à l'art du passé des artistes contemporains. C'est un choc culturel.

A Orsay, un gardien consciencieux mais pas habitué à voir dans son musée des artistes vivants a rappelé à l'ordre l'Américain Tony Oursler, qui passait sous la barrière provisoire qui isole son oeuvre afin d'effectuer un réglage ; après quelques explications, il s'est vu enfin autorisé à peaufiner sa réplique à L'Atelier du peintre, de Courbet.

Les réactions sont mitigées. Le public est généralement amusé. Pour les professionnels, c'est plus variable. Samuel Keller, directeur de la Foire de Bâle, trouve l'idée formidable, et s'est précipité à Orsay pour faire la visite avec Tony Oursler et Serge Lemoine, le directeur des lieux. Oursler lui-même est aux anges. Il jouit d'une renommée internationale, est présent dans les meilleures collections, mais l'occasion qui lui a été offerte le ravit. Le principe est simple : les artistes sont invités à choisir une oeuvre dans la collection et à accrocher la leur en pendant. Pierre Soulages a réuni trois photographies de Le Gray et les a mises à côté d'une de ses peintures, un grand tableau peint en novembre 1996. Oursler s'est attaqué à L'Atelier du peintre, de Gustave Courbet, qu'il a actualisé : les vidéos qu'il utilise lui permettent d'incorporer à l' « allégorie réelle » des proches, son fils nouveau-né, mais aussi les visiteurs qu'une caméra intègre à l'oeuvre, en direct.

LE POUR ET LE CONTRE

Au Louvre, si le Cattelan fait la joie et le malheur des gardiens, d'autres oeuvres ont été dispersées dans les salles par la conservatrice Marie-Laure Bernadac dans un ensemble intitulé « Contrepoint ».

« L'art vivant, c'est la même chose que l'art ancien, dit-elle, et je ne vois pas pourquoi on crée des fossés entre les deux. On le réintroduit ici à toute petite dose, mais cela a des conséquences sur le public, sur les jeunes, sur les conférenciers, à l'intérieur du personnel, sur les installateurs, qui sont tout à coup confrontés à un artiste vivant, avec ses contraintes, ses caprices. Ce que je dis à mes collègues conservateurs : oubliez que vous n'avez que des oeuvres et des objets à conserver, soyez dans un processus lié à la vie, à l'actualité, et au fait que les oeuvres dont vous vous occupez ont été celles d'artistes vivants. »

Dire que l'initiative suscite l'enthousiasme de ses collègues serait exagéré. Nombreux sont ceux que le principe hérisse. S'ils s'expriment peu, devoir de réserve oblige, ils ont trouvé un avocat en la personne de Didier Rykner, auteur du remarquable site Internet La Tribune de l'art (www.latribunedelart.com).

« L'art contemporain, ce n'est pas le boulot du Louvre, plaide-t-il. Dans le cas d'une exposition thématique, au contraire, il a toute sa place : on ne va pas s'interrompre pour une question de dates. Mais à quoi sert un conservateur d'art contemporain dans un musée dont la limite chronologique est fixée à 1848 ? C'est à la mode, politiquement correct. Je n'ai rien contre l'art contemporain, mais si on veut le mêler à l'art ancien, pourquoi ne pas le faire à Beaubourg ? Est-ce que c'est le rôle du Louvre ? »

Marie-Laure Bernadac reconnaît avoir provoqué un certain émoi : « Certains conservateurs sont très réticents. Ils considèrent que ce n'est pas le lieu. Une question de territoire, de pouvoir... Les incompréhensions viennent de ce qu'ils ne savent pas ce que c'est qu'un artiste. Ils sont tellement dans l'histoire. Il y a ici un mépris, ou au moins du scepticisme, envers l'art contemporain... Attention, il y a des gens très ouverts, aussi. Mais on sent qu'on ébranle les murs en faisant cela. »

Didier Rykner ne partage pas cet avis : « J'aime aussi l'art contemporain. Mais le Louvre est un musée d'art ancien, chargé de conserver, d'acheter et d'étudier des oeuvres d'art, et qui a un budget pour cela. Même si cette exposition est financée par du mécénat, ce n'est pas extensible. Le Metropolitan Museum de New York, lui, a une vocation universelle : il est normal d'y mettre de l'art contemporain. Dans un musée de province aussi, par exemple celui de Rouen : il n'y a pas de musée d'art contemporain à Rouen, donc ce serait dans son rôle. Mais à Paris, il y a Beaubourg et le Musée d'art moderne de la Ville. On peut discuter des coupures chronologiques, comme celles qui scandent Orsay, qui sont contestables. Mais à quoi bon bâtir des musées spécifiques, si c'est pour ensuite transgresser leur vocation initiale ? »

Marie-Laure Bernadac croit au contraire que son initiative peut modifier les mentalités : « Le regard extérieur est intéressant, car ces artistes prennent le musée comme un objet global, plus que comme une référence. Il y a ce côté écrasant des artistes du passé, de l'érudition, du discours savant, et on oublie que ces objets peuvent être toujours vivants. Cela peut même faire évoluer la vision que l'on a de l'histoire de l'art. La National Gallery à Londres, le Boymans à Rotterdam ont fait ça dix fois : nous sommes très en retard d'un point de vue muséographique. »

Et l'impact auprès de l'étranger n'est pas négligeable : « Les galeristes qui représentent ces artistes sont tous venus, raconte Mme Bernadac. Beaucoup ont découvert le Louvre à cette occasion. Et n'en revenaient pas que nous fassions cela ! »

Enfin, la tendance n'est pas près de s'inverser : Marie-Laure Bernadac envisage même de passer à des artistes contemporains des commandes pérennes, et recherche dans les labyrinthes du palais des sites ad hoc.

Les deux grands établissements parisiens convient des créateurs à se confronter aux collections. Ces initiatives, qui modifientleurs limites chronologiques, divisent conservateurs et amateurs Harry Bellet et Sarah Leduc